Compte à rebours

![Une horloge binaire](/media/2020/horloge.jpg)

J'ai jamais été une grande enthousiaste de l'été. Comprenez-moi, sur le papier le concept me plaît beaucoup : le summum d'exubérance florale, le vert profond des feuillages, la nature à son paroxysme d'activité, les portées de canetons, pas encore tout à fait des halbrans, qui déjà s'aventurent nager un peu plus loin de leur mère. Mais mes étés n'ont jamais tellement ressemblé à ça.

Les étés ont toujours été trop chauds pour moi. Déjà les étés de mon enfance, que je regrette pourtant maintenant pour la fraîcheur de leur souvenir me paraissaient des fournaises. Il faisait plus de 30 degrés, avec parfois des pics de chaleurs à 35°C, voire 36°C. On appelait ça la «canicule» parce qu'il faisait très chaud. Bon, la chaleur s'estompait la nuit, hein, quand même, il devait faire maximum 16°C ou 17°C. Faut rester dans la mesure.

Alors oui, c'est sûr les plusieurs semaines sans revoir des températures inférieures à 20°C et ce trois à quatre fois sur une période de quatre mois et demi chaque été ces dernières années ont pour moi le goût du désespoir. Quoi de plus simple pourtant ? Il suffit d'attendre et tout sera passé. C'est si facile d'attendre. L'impatience des gens est incompréhensible. Il suffit de s'asseoir quelque part, même pas au plus frais de la maison, de toute façon si l'on parvient à tenir à 24°C, on parvient à tenir à 26°C, qu'est-ce que ça change en fin de compte ? Et puis il suffit d'attendre. Une seconde passe déjà trop vite, le temps d'y réfléchir on est plus proche de la dizaine, qui cède avec un peu d'hébétude en une minute vite gagnée. Le vide contracte le temps et rapidement ce sont des dizaines de minutes entières, voire des quarts d'heure qui disparaissent. Il suffit d'attendre, et puis tout au bout ça va mieux. Ou au pire on n'a plus du tout de temps, définitivement et alors là c'est encore mieux, tout est résolu.

De surcroît cette technique — imparable — marche avec tout, pas seulement la chaleur. Avec un tout petit peu d'entraînement vous pourrez vous aussi apprendre à dilapider votre quota de sable personnel auprès de la Grande Pointeuse.

Par chance cette année le climat est plutôt clément et je n'ai pas eu à invoquer ces pouvoirs contrairement aux années passées. Non, cette année nous avons eu à la place une bonne grosse catastrophe sanitaire pour varier un peu les choses, quoique les tenants et les aboutissants n'aient pas varié tant que ça : rien pouvoir faire, devoir rester chez soi et attendre que ça passe. Pensez si ça m'a fait rigoler doucement, ce micro défi même pas niveau tutoriel. J'avais juste omis un détail : paralyser un système de santé pouvait avoir de légères répercussions sur ma transition.

Je sais même pas pourquoi j'avais commencé ce compte à rebours. De toute façon je sais que je peux pas faire les choses comme tout le monde, je sais même pas pourquoi j'essaye encore. Je ne trouve ma place dans aucun groupe, ça a toujours été comme ça, je me suis toujours sentie différente, ce qui est sans doute la meilleure preuve que je suis absolument identique à tout le monde et bien trop générique pour appartenir en propre à aucune communauté plus qu'à une autre. Mais bon, pour une fois, j'ai voulu faire une exception, faire comme si en me disant que ça me ferait du bien, que ça m'aiderait à trouver un certain lâcher-prise. C'est normal, quand on transitionne et qu'on a recours à des moyens chirurgicaux d'attendre avec impatience *la* date qui amènera ce dernier changement si crucial à son bien-être. Quoi de plus naturel dès lors de marquer le temps qui passe ? D'égrainer les jours comme une amoureuse effeuille la marguerite : encore une, puis une, puis une autre; encore autant que toutes celles passées; et quand j'en aurais encore effeuillé autant qu'il m'en restait avant qu'il n'y en ait plus qu'un tiers de ce qu'il y avait quand j'ai commencé à compter…

Si j'y réfléchis avec mon recul habituel, c'est au mieux inintéressant, au pire une surexposition de détails de ma vie privée qui n'intéressent que moi. «Ah, sinon c'est quoi le nombre dans ton pseudo depuis quelques jours ?» m'a-t'on demandé poliment. Que pouvais-je répondre d'autre que «c'est le nombre de jours avant que mon sexe prenne une forme qui me satisfaira» ? C'était la seule et unique vérité et pourquoi avoir publié cette série de nombres décroissants si ce n'est pour me donner l'occasion de répondre cela ? Rétrospectivement ce n'est pas le contenu informatif le plus passionnant que j'ai partagé sur la Fédiverse.

Mais fort heureusement, la pandémie mondiale est venue me rappeler à l'ordre et me faire rentrer dans le droit chemin de mon sérieux habituel, mon sérieux de personne qui réfléchit avant de faire les choses et qui ne fait pas ce qu'elle pourrait regretter. À la moitié du joli mois de mai, mon opération a été reportée *sine die*. Il a fait frais, cette année, en juin, mais j'ai quand même assez fait usage de ma technique de contourneuse de murs temporels.

Surtout que c'était pas si dur, parce qu'un paramètre crucial était différent cette année : mon boulot est exaltant. Je fais quelque chose que j'aime et en plus j'ai réussi à me dégoter un rôle de sauveuse de situation. Des partenaires du projet de recherche sur lequel j'ai passé l'année nous font défaut, la pierre qu'ils ont initialement proposé d'apporter à l'édifice ne fonctionne pas sur les données réelles que nous avons, et eux n'ont pas fait le moindre effort pour y remédier au cours des douze derniers mois. La pointe d'isolement du confinement m'a donné juste ce qu'il fallait d'autonomie pour tenter une action d'éclat et bricoler en une semaine la base d'une solution qui contournerait entièrement le caillou mal ajusté. Autant dire que je me suis absorbée dans mon travail, ce qui m'a aidée en un sens mais, tout comme ma méthode initiale, m'a fait oublier le temps qui passait. Cela fait environ 1 mois que j'ai des envies d'écritures pour ce blog que je ne réalise pas, que je ne publie pas le code que j'ai pourtant terminé. Les jours de canicule, personne n'oublie de répéter à qui veut encore l'entendre de bien s'hydrater. C'est nécessaire, hein, certes, mais je crois que le mois passé je ne me suis pas assez bien hydraté l'esprit. Je me suis laissée me dessécher.

La «pluie» a fini par arriver il y a quelques jours. Je n'en reviens pas encore de mon bonheur, et du soulagement que ça m'a apporté. Le décalage par rapport à la date initiale est tellement minime en plus ! Tout juste si la seconde date ne m'arrange pas encore plus que la première. Mais finalement, je ne vais pas reprendre mon décompte là où il en était. Un rappel à l'ordre m'a suffi et même si je me réjouis de cette possible date d'intervention, je ne suis plus capable d'y croire tout à fait. Il est probable que je sois opérée à cette date — très probable, espérons-le — mais cela ne change rien avec les semaines que j'ai passées à attendre une nouvelle date. Physiquement, mon état est le même, seul ce qui se passe dans ma tête change. Je ne me réjouis que parce que j'accepte d'accorder du crédit à quelque chose qui n'est pas un fait, seulement sur la base de ce qu'il en deviendra peut-être un prochainement. Mais le futur, ça n'existe pas. Ça n'est qu'une histoire que l'on accepte de se raconter et qui devient parfois réalité.

Passez un bel été, il a l'air de commencer pas trop mal, il faut en profiter tant que ça dure. Ah, et n'oubliez pas de bien vous hydrater.